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« Personne ne peut réussir un tournedos Rossini sur un camping-gaz.

— Si, dis-je, moi. »

Curieux. Incroyable ce que le ketchup peut virer à la confiture dès qu’on le fait cuire. J’ai la vague intuition que ma tentative, sans tourner au désastre, prend une mauvaise pente.

« Il faudrait du piment pour relever.

— Tu ne confonds pas avec la piperade ? »

Elle n’y connaît vraiment rien.

« La piperade, c’est avec des oignons. »

Elle s’approche, renifle avec suspicion.

« Très étrange, dit-elle, j’ai tout de même l’impression que tu as improvisé.

— C’est le propre des grands chefs de cuisine. De toute manière, ça va être autre chose que le menu du réfectoire.

— Ça me paraît, en effet, totalement différent. Aucune comparaison. Aucune comparaison avec quoi que ce soit. »

Je mijote le coup depuis quelques jours. En théorie, on ne doit pas faire la cuisine dans les chambres, mais il y a, tout de même, moyen de s’arranger. Verloutier se confectionne des biftecks géants aux échalotes et les femmes font des thés incessants. Donc, j’ai pris la décision de l’inviter à dîner. Une grande aventure gastronomique. Depuis quatre heures de l’après-midi, je m’active aux fourneaux, après les courses au village.

Elle boit une gorgée de château-margaux et m’embrasse.

Nos baisers durent de plus en plus, c’est l’escalade. Celui-ci va pulvériser le précédent record. Mes mains descendent, je la sens vibrer. Tout va brûler. Elle s’écarte.

« Si nous faisons l’amour sur ces engins, ça va ressembler à un accouplement d’autos-tamponneuses. »

Elle me caresse la joue. Un frôlement tiède que je croyais appartenir au domaine des choses perdues. Un geste sorti tout droit du grand cimetière des caresses.

« On n’est pas obligés de rester sur ces fauteuils à la con », murmure-t-elle.

Quelque chose tremble dans son regard, une eau très claire.

Je peux te coucher sur le lit, je peux encore faire ça. Je peux être à l’horizontale, comme tous les autres hommes, un peu plus lourd, sans doute, un peu plus maladroit, mais si peu, tu verras… Nous serons comme les autres.

Ma joie est mouillée. Elle me serre si fort qu’aucun sanglot ne m’échappe. Je les sens venir de si loin, du fin fond de sa peine, du centre si lointain et si bleu d’où naissent les amours.

« Ne pleure pas. »

Tout ne sera pas simple, oh ! non, oh ! que tout ne sera pas simple.

Je veux que cesse ce tremblement, cette panique, je ne peux pas supporter tes larmes. Elles me terrifient et me ravissent : je suis donc devenu si important pour toi ? C’est moi la cause de ce corps secoué… Tu es si forte, d’ordinaire, tu as ce sourire si solide, cet humour qui ne te quitte pas. Tu es la bouée où se sont cramponnés tous mes naufrages, et voici qu’à ton tour tu es cette femme ballottée par les grands chagrins.

« Ne m’en veux pas. Plus tard. »

Mes doigts courent dans ses cheveux.

« Je t’attendrai, dis-je. Je suis une bête en rut, un sauvage du sexe, mais je t’attendrai. »

Elle a un sourire entre deux hoquets, ses mains tâtonnent à la recherche des Kleenex.

Qu’est-ce que je croyais ? Que nous allions pouvoir faire l’amour à l’aise après un entracte d’une année ? Que tout allait repartir comme autrefois ? Ce sera long et difficile, une route dont nous ne connaissons même pas encore le tracé et qu’il faudra parcourir. Nous sommes devenus autres. Nous sommes encore des blessés. Je ne désire rien au monde plus que toi, mais je n’aurai pas d’impatience, je te le jure, je ne gâcherai rien.

Elle essuie ses yeux, renverse la tête.

« Et puis j’en ai tellement assez de tout ça. »

Son geste englobe la chambre, le parc, les bâtiments, l’institution, tout notre univers depuis quelques mois : Verloutier, Aricie, Andriot, Mme Ancelin, nos compagnons.

Sa tête est venue sur mon épaule.

« Je n’en peux plus parfois. »

Je ne m’en étais pas aperçu. Disons que je n’avais pas voulu m’en apercevoir, que cela m’arrangeait de croire qu’elle avait accepté, qu’elle assumait sa condition, que tout était réglé, qu’elle avait acquis pour toujours ce stade auquel j’aspire : celui de la sérénité souriante.

« Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? »

Je ferai tout, la lune et les étoiles en prime. Je te ramènerai les cyclades et les galaxies, simplement ne me demande pas de marcher jusqu’à la porte de ta chambre.

« Réponds-moi, qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? »

Elle hausse les épaules.

« Je ne sais pas. »

Je me sens envahi d’une force gigantesque, rien ne m’arrêtera, rien ne pourra m’empêcher de me battre pour reconquérir ta quiétude.

« J’aimerais partir avec toi, dit-elle, voyager. »

J’écarte les bras. Je suis Dieu le Père. Tout est facile, j’aplanis toute difficulté.

« Partons, dis-je, où tu voudras. »

Andrée, la petite, l’appartement, la maison équipée spécialement pour moi, mes amis, mes livres…

Elle soupire.

Une folie. Je nous vois, tous les deux sur la route, descendre vers le sud, une valise sur les genoux, une file de poids lourds klaxonne derrière nous. Le chauffeur crache son mégot : « Font chier, les handicapés. » Impossible. Il faut se le mettre dans la tête, un infirme ne voyage qu’en compagnie de quelqu’un qui ne l’est pas.

« L’Égypte », dit-elle.

Je sens l’intérieur de mon ventre se vider.

« Tu voudrais me répéter ça ? »

Elle joint les mains.

« Tu me demandes où je veux aller, dit-elle, je te réponds : l’Égypte. »

J’ai du mal à poser l’allumette sur son frottoir.

« L’Égypte… Tu veux dire : Le Caire, les pyramides, Ramsès II ?

— Je veux dire l’Égypte en Égypte. Je ne vois pas où elle pourrait se trouver ailleurs. »

Je me recule d’une demi-roue.

Attention, réfléchis calmement, ne pas s’emballer. Surtout ne pas s’emballer.

« Écoute-moi bien : aller jusqu’au village est déjà un tour de force, et tu me proposes de… »

Elle lève un sourcil.

« Ça n’a rien à voir, on ne va pas aller jusqu’au Caire là-dessus. Il y a des grands trucs qu’on peut prendre et qui s’appellent des avions. »

Des images tournoient… Aéroports, hôtels, taxis, et moi, assis au milieu, cloué, cerné, toutes les foules du Proche-Orient qui m’encerclent.

« Mais tu ne te rends pas compte… »

Elle pose ses mains sur ses genoux.

« Mais si, très bien. C’est possible. Tout est équipé maintenant, on peut aller partout. Il y a eu des livres là-dessus. »

Tout est équipé. Tu parles !

« Quand nous nous retrouverons avec les roues dans le sable, à ramer comme des fous pour sortir du désert, tu verras si vraiment tout est équipé. »

Elle rit.

« Je te jure qu’on peut le faire. À l’hôpital, j’ai connu une fille qui avait fait les Indes en fauteuil roulant, et…

— Elle n’avait pas fait l’Himalaya non plus, par hasard ?

— Ne sois pas idiot. Tu sais très bien que c’est possible. On trouvera une agence sympathique qui va nous arranger ça.

— Ça, il va falloir qu’ils arrangent. »

Je la regarde. Elle a l’air heureuse, excitée. Jamais je ne l’ai vue ainsi.

Je me débats encore. Un dernier sursaut.

« Et puis pourquoi l’Égypte ?

— J’en ai toujours eu envie. J’ai aimé ça à l’école : les bas-reliefs… C’était si vieux, si mystérieux, si étrange… »

Une petite fille avec un rêve au bout de la route. Un rêve que je veux partager.

« Jamais je n’y suis allée, et ce n’est pas ça qui m’en empêchera. »

Sa main gifle les rayons nickelés du fauteuil. J’ai déjà commencé à flancher. Je cède de plus en plus de terrain.

Partir avec elle… César et Cléopâtre…, les nuits chaudes le long du Nil, les ibis, les tombes des pharaons… Une folie.

Mes narines se dilatent. Odeur caractéristique de brûlé. Je démarre en formule 1 et arrache la poêle du feu. Un magma calciné tremblote encore faiblement comme un dernier sursaut de vie.

« Le tournedos est mort, dis-je. Une journée de travail réduite à néant. »

Elle me fixe du fond de la pièce. La clarté de ses yeux me surprendra toujours.

« Alors, dit-elle, tu m’emmènes ? »

Je repose la poêle sur le fourneau.

« C’est vrai que, de profil, tu as quelque chose de Néfertiti. »

Elle est venue vers moi et je l’ai embrassée, dans l’odeur de viande brûlée. On s’est partagé une tranche de jambon et un yaourt périmé. Nous n’avons pas dormi… Un de ses amis faciliterait les visas, elle connaissait la directrice d’une chaîne d’hôtels, il faudrait trouver une carte, non, il ne devrait pas y avoir besoin de vaccins, il fallait absolument descendre le Nil…

« Et les pyramides, dis-je, tu as pensé aux pyramides ? Tu penses que tu vas grimper dessus ? »

Elle allume une cigarette, rejette la fumée d’un grand souffle paisible et me fixe d’un air étonné.

« Bien sûr, dit-elle, pourquoi ? »

 

 

 

Les gens s’écartent en silence, dévoilant la moquette sang-de-bœuf.

Si j’avais une mitraillette sous chaque bras, ils ne seraient pas plus dociles.

Au fond de la pièce, une Hawaïenne à colliers de fleurs se balance sur le tronc incliné d’un cocotier frôlant les eaux bleues.

D’autres affiches sur les murs et les glaces. Tous les pays du monde y ont le même ciel d’azur.

Derrière le comptoir, l’hôtesse se hausse vers Claude.

« Je suis au courant, j’ai eu votre coup de fil. Permettez-moi… M. Sénéchal va descendre, il y a un tout petit escalier… »

Elle s’emberlificote dans les excuses. « L’agence est moderne, mais nous n’avons pas encore eu l’occasion de… » Bref, il n’y a pas de rampe d’accès. Ils nous reçoivent donc dans un coin, derrière des plantes tropicales en pur latex. Une orchidée géante me pendouille au-dessus du crâne. C’est déjà Acapulco. Coup d’œil rapide vers nous des clients qui s’efforcent de considérer notre présence comme normale. Nous le sommes à peu près autant que deux boxeurs en tenue de combat dans la nef d’une cathédrale.

Claude sourit au directeur qui s’incline, serre nos mains, sort son stylo, fait tomber trois brochures, un prospectus, se baisse en même temps que l’hôtesse, et le choc de leurs fronts fait vibrer les vitres.

« Évitez les accidents, dis-je, on ne sait jamais où ça peut vous mener. »

Il se frotte l’occiput et rit à gorge déployée. Le rire le plus forcé que j’aie jamais entendu.

« Si j’ai bien compris, vous désirez donc aller en Égypte. »

Claude contemple le vernis à ongles des doigts de sa main droite. Elle a mis trois colliers, deux bagues et une flottille de bracelets. Elle est magnifiquement mondaine quand elle le veut.

« Exactement, dit-elle, on veut tout voir. »

Il remue des papiers à toute allure et commence à parler à grande vitesse.

« Nous avons plusieurs formules : Le Caire – Assouan, remontée en bateau jusqu’a Louxor, ou Le Caire – Louxor, descente jusqu’à Assouan, ou Assouan – Le Caire, remontée jusqu’à Louxor, ou…

— Écoutez, dis-je, nous voulons savoir d’abord une chose : est-ce que vous croyez qu’il soit possible, pour nous, de nous lancer dans cette aventure ? »

Œil noir de Claude.

Le directeur remonte ses lunettes sur son nez trop glissant et tente de déboutonner, en douce, le bouton de son col de chemise.

« Tout à fait, tout à fait. Oh ! bien sûr, il y aura quelques petits problèmes, mais…

— Quel genre de petits problèmes ? »

Il se tortille, fait crisser, sous ses fesses, la moleskine de son siège.

« Oh ! eh bien… Je ne sais pas, moi… La montée en bateau, peut-être, mais… »

Je ne le quitte pas de l’œil.

« Est-ce que vous voulez dire par là que nous devrons être hissés sur le pont avec des palans ? »

Deuxième rire, encore plus forcé que le premier. L’hôtesse apporte des orangeades. Les petits soins.

« Mais pas du tout, pas du tout. Notre bateau est très confortable, simplement l’accès au pont supérieur sera peut-être difficile.

— Pas d’histoire, intervient Claude, je veux bronzer. Est-ce qu’il y a des matelots sur votre bateau ? »

Sursaut outré de M. Sénéchal.

« Évidemment, il y a des matelots. Nous ne demandons pas à nos passagers de faire les manœuvres eux-mêmes.

— Eh bien, c’est parfait, dit Claude, un de vos hommes me portera. J’ai toujours rêvé de me retrouver dans les bras d’un marin égyptien.

— Ce sont de beaux hommes », susurre l’hôtesse.

Coup d’œil du directeur vers elle. Les joues de la malheureuse prennent immédiatement une teinte assortie au vermillon de l’uniforme. Je suis sûr qu’elle est sa maîtresse.

« Et moi, dis-je, qu’est-ce que je fais pendant ce temps-là ? Je t’attends dans la cale ? »

Toussotement du maître de maison.

« Nous pourrions commencer par regarder les différentes possibilités que notre agence offre à ses clients qui, je dois le dire sans fatuité, deviennent très vite des amis, et… »

Nous nous penchons sur les prospectus : horaires, tarifs, itinéraires.

Claude s’y retrouve mieux que moi. Elle pose des questions, soulève des objections. Je l’admire.

« Et vous voudriez partir quand ? »

Nous nous regardons. Nous ne nous sommes jamais posé la question.

« Le plus tôt possible », dis-je.

Il lève les bras au ciel, accroche son bouton de manchette à un piquant de faux cactus et s’exclame :

« Comme vous y allez ! »

L’hôtesse se précipite, lui libère le poignet, et il articule :

« Théoriquement, nous n’avons rien de libre avant juillet. »

Je calcule : dix mois.

Il tripote ses branches de lunettes, se fourre le petit doigt dans l’oreille et l’agite violemment.

« Il y aurait une autre possibilité, mais c’est un peu délicat. »

Mes sourcils se froncent d’eux-mêmes.

« Racontez-nous ça », dis-je.

Même immobile, l’hôtesse, depuis quelques secondes, donne l’impression de marcher sur la pointe des pieds.

« Voilà, dit-il. Notre agence fonctionne admirablement, notre chiffre d’affaires ne cesse de croître, les clients affluent, mais vous n’ignorez pas que dans le tourisme, comme partout, la concurrence est forte, très forte, sauvage même.

— Jusque-là, nous suivons, dis-je. Annoncez la suite. »

Il ressemble de plus en plus à un nourrisson assis sur une pelote d’épingles.

« Eh bien, c’est tout simple… »

Quand quelqu’un vous assure que c’est tout simple, on peut être certain que les choses vont devenir inextricablement compliquées.

« C’est vraiment très simple. Après votre coup de téléphone, notre service de relations publiques a eu l’idée suivante : si nous pouvions, oh ! bien sûr, avec toute la discrétion souhaitable, faire quelques photos de vous au cours de ce merveilleux voyage que vous allez effectuer, si on vous voyait devant les pyramides, dans un temple, devant l’un de nos hôtels… Nous pourrions vous inclure dans un de nos dépliants et cela ferait…

— Une bonne publicité, coupe Claude. N’ayons pas peur des mots.

— Je n’en ai pas peur. Nous prouverions, par là, l’excellence du confort de notre organisation.

— Très bien, dis-je. Et si nous acceptons, nous partirions quand ?

— Samedi prochain. »

Il faut intervenir vite. Elle va lui faire avaler les plantes grasses qui l’entourent.

« Cela serait, d’ailleurs, excellent pour les… Enfin, les gens comme vous. Cela pourrait leur donner envie, à leur tour, de voyager, et je pense que leur montrer qu’il est possible de s’inscrire à leur tour est quelque chose de très sain. Quant aux autres, ils se diraient que…

— S’il est possible de faire ce voyage sans jambes, on peut, à plus forte raison, le faire avec. »

Il la regarde comme s’il découvrait une panthère sur la moquette.

« Heu… Oui… Je crois, en effet, qu’on peut en tirer cette idée. Beaucoup de gens âgés seraient attirés davantage. Et puis vous formez un couple jeune, souriant, sympathique, c’est…

— J’ai une femme et une enfant, dis-je. Je ne suis pas marié avec Madame.

— Moi, j’ai un amant, un jaloux furieux. »

Le directeur se ratatine. L’hôtesse recule.

« Et évidemment votre photographe fera le voyage avec nous. »

Il lance à nouveau ses bras au ciel, se ravise, les baisse.

« Il ne vous gênera pas. Pas du tout. Simplement…

— Je me demande, dit Claude, comment je vais m’y prendre pour foutre le feu à votre agence pourrie. »

Le directeur retrouve la position fœtale.

« Je craignais que vous le preniez ainsi, dit-il.

— Vous avez des progrès à faire en psychologie, dis-je. Ne nous raccompagnez pas. »

Nous traversons l’agence, l’un derrière l’autre. Les clients se poussent contre les comptoirs.

« Allons-nous-en d’ici, lance Claude, ils refusent les handicapés dans leurs circuits. »

Visage horrifié de deux femmes. Je clame :

« J’ai fait un voyage avec cette agence, regardez comment j’en suis revenu ! »

Un couple de retraités se consulte du regard et sort en catastrophe.

Je retrouve Claude sur le trottoir.

« Deux minutes de plus et on leur vidait la boutique. »

Elle rit et coche l’agence sur son carnet. Le taxi nous attend. Le chauffeur ouvre la portière, l’aide à s’extraire, plie le fauteuil, le case dans le coffre et opère de même pour moi.

« Aux Champs-Élysées, dit-elle. Je vous arrêterai. Si on ne fait pas affaire avec la prochaine, il faudra y aller en radeau. »

Il fait beau. Sans doute, pour l’une des dernières fois. Les cafés ont sorti leurs terrasses. Je suis bien, ta main dans la mienne, comme un garçon de quatorze ans, un vieux gamin tout plein d’amour fou, à ras bord, tellement qu’il en a oublié que jamais plus il ne courra dans le soleil d’hiver, que jamais plus il ne sentira battre sous ses pieds le vieux cœur de la terre. Derrière les vitres, Paris défile.

 

 

 

« Et vous partiriez quand ?

— Vendredi. »

Andrée hoche la tête, essaie un sourire qui échoue.

Ne tente plus cela, je n’aurai pas la force. Je peux arrêter tout encore. Sa voix n’a jamais été aussi lente. Je l’ai frappée aussi sûrement que si j’avais utilisé une matraque. Je n’ai pas voulu cela, je ne m’étais pas rendu compte… Je n’ai plus de salive, soudain.

« C’est bien, très bien. Cela te changera. »

Elle va ajouter quelque chose, non, ne le dis pas.

« Nous devions le faire tous les deux, ce voyage.

— Je t’en prie. »

Elle se lève du divan, remue des magazines sur la table basse.

« Cela ne sera pas long, dis-je, dix jours. »

Elle fait volte-face.

« Ne sois pas lâche, Pierre, je ne supporterais pas. Ce n’est pas une histoire de jours, tu le sais bien. »

J’ai horreur de me sentir ainsi, aussi mesquin, aussi étriqué, terrifié de la peur de l’autre.

Elle va me parler de Claude. Elle ne peut pas ne pas le faire.

« Je te préparerai toutes tes affaires. Je suppose qu’il fait chaud là-bas.

— Oui, assez… Enfin, pas trop. »

Je n’ose même pas lui dire que jamais l’Égypte ne sera si belle qu’en cette saison, que les nuits doivent y être les plus douces.

« Une valise doit te suffire.

— Bien sûr. »

J’ai parlé si bas qu’elle n’a pas dû m’entendre. Je n’avais pas pensé à cela, à cette horreur : c’est elle qui prépare la valise pour que je parte avec une autre. Je ne peux même pas le faire, je suis un infirme, un sale con d’infirme. Il faut que s’arrête cette peine.

« Tu partiras avec ton blouson ? »

Je pars toujours avec mon blouson, c’est celui de tous mes voyages. Je l’ai pris il y a deux ans, Andrée, lorsque nous sommes partis pour le Mexique, et, l’année d’avant, pour l’Indonésie. Tout sera prêt, impeccable comme toujours, repassé. Simplement, cette fois, tu ne seras pas du voyage.

« Je suppose que vous vous entendez bien pour faire ce grand voyage ensemble ? »

Elle remue les bûches dans la cheminée. Nous ne nous regardons plus.

« Oui. »

Le tisonnier remue les cendres, étale la braise. Ce sont les dernières flammes.

« Je ne te demanderai rien, dit-elle, rien. Cela me semble assez clair comme ça.

— Rien n’est clair », dis-je.

Tout est clair, parfaitement, je ne vis pas sans elle, c’est tout.

Cela ne durera certainement pas toute la vie, je n’en suis plus à rêver à ces sortes de choses : j’ai quarante ans, je connais l’usure, l’érosion des images, des visages…

Mais il y a ce présent, cette envie en moi, ce besoin d’elle… Je sais que cela aussi mourra sans doute, mais il n’y a rien de vivant que ce qui meurt.

Je pourrais lui dire que notre sort commun nous a rapprochés. Cela est vrai, cela est faux. Il y a plus de cent pensionnaires à l’établissement, et c’est avec Claude que je pars.

« Tu devrais dormir, je préparerai tout. »

J’écrase le mégot. Le paquet n’a pas fait la soirée cette fois-ci.

« Tu devrais essayer de fumer moins.

— Ne me demande pas cela en ce moment. »

Je vais regagner la chambre. Je l’entendrai s’activer : le tintement des ferrures de la valise, le foisonnement du linge, le grincement des portes des armoires. Tout sera prêt, elle n’oubliera rien.

« Je n’en parlerai pas à Henriette, si tu es d’accord. Nous dirons que tu fais des examens dans une autre clinique. »

Elle me facilitera la tâche jusqu’au bout. Ce sera son destin. Elle n’aura pas de révolte. On ne fait pas ça à une femme.

Roissy, demain.

Je peux encore ne pas partir… Je suis déjà parti…

 

 

 

J’ai reçu le collier.

Tu es dingue.

Il est affreux.

Ce n’est pas vrai. Il n’existe rien au monde de plus beau.

Jane Mansfield en a fait sa piqûre de travers tellement elle louchait dessus. Je n’ai même pas eu envie de le lui prêter. Toi qui adores les magasins, tu as dû être à l’aise ! Je suppose que les vendeurs de chez Cartier ont dû être aux petits soins. J’avais tout de même le secret espoir que tu penserais à mon anniversaire, mais je ne m’attendais pas à cela. Je t’envoie, par la présente, quelques milliards de baisers démoniaques, pervers, mouillés, tendres, fugaces, profonds, etc., de quoi remplir une vie. Ma mère m’a envoyé, tu ne devineras jamais, un superbe album de photos, représentant quoi ? New York ! C’est une femme fascinante, spécialiste en cadeaux étranges n’ayant aucune signification. Mon père, avant de s’enfuir avec la quatorzième femme de sa vie, a eu le temps de recevoir un bateau pneumatique avec rames de plastique. Il n’avait, évidemment, jamais manifesté la moindre velléité de descendre un cours d’eau ou quoi que ce soit de liquide. Je pense que ce bateau a été pour beaucoup dans son départ. Ma mère prétendait qu’un cadeau devait introduire dans une vie quelque chose de neuf. Je suis désolée que tu ne la connaisses pas, je me demande ce quelle t’aurait offert.